Lycée de Galatasaray : Un Pont Historique entre la Turquie et la Francophonie
- Admin LCF
- 2 févr.
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Dernière mise à jour : 4 févr.

Le Lycée de Galatasaray (Mekteb-i Sultani lors de sa création) est un établissement situé en plein coeur et au plus bel endroit de Beyoğlu. Le bâtiment du Lycée est connu comme Palais de Galata (Galata Saray ) depuis 1481. Si nous examinons l’histoire de ces bâtiments comme institution éducative, nous pouvons distinguer trois périodes :
1. la période de l’”Enderun”, ( Ecole du Palais)
2. La période de l’Ecole de Médecine
3. La période de l’Ecole Impériale / Lycée de Galatasaray (au sein de l’Ecole Impériale avait été créée par ailleurs, sous l’appellation de Darülfununu Sultani une Université Impériale).
Comme on le voit, ces institutions d’enseignement portaient toutes le nom de Galatasaray et occupaient le lieu où se trouve aujourd’hui le Lycée. En conséquence, il s’agit bien, de 1481 à nos jours, d’une permanence historique. De ce point de vue, les institutions d’enseignement de Galatasaray qui se sont succédé ont eu la conscience des valeurs qui les fondent, valeurs profondément enracinées et dont elles ont su tirer, dans le passé comme aujourd’hui, les avantages certains.
Vers l’ouverture du Lycée de Galatasaray
La création du Lycée de Galatasaray est directement liée au mouvement de modernisation qui transforme l’Empire Ottoman tout au long du XIXe siècle. L’Empire Ottoman, conscient de la perte de sa force passée, et se voyant devancé par les pays européens, s’efforça, par l’adoption d’une série de mesures, de rivaliser avec l’Occident et de recouvrer son ancienne puissance. Ainsi, à la suite de ces efforts, commencés sous le règne de Selim III (1789-1807) et poursuivis par Mahmut II ( 1808-1839), prit son essor sous le Sultan Abdülmecid la période connue sous le nom de Tanzimat, au cours de laquelle certaines institutions occidentales furent infusées dans l’Etat Ottoman.
Les mouvements de modernisation du 19e siècle prirent d’abord un caractère militaire. L’armée ottomane ne remportait plus les succès passés dans le domaine de la guerre, et les défaites se succédaient. Dans une telle situation, la recherche de solutions pouvant assurer le salut de l’Empire passa par une série de réformes militaires. Après les efforts de Selim III pour former une nouvelle armée ( Nizam-i Cedit), l’abolition du corps des janissaires par Mahmud II procédait d’un même dessein, celui de la nécessité de se doter d’une armée forte.
C’est à cette époque que s’ouvrirent les institutions d’enseignement adéquates sur le modèle occidental afin de former les officiers nécessaires à ces armées.
Ces mesures, en cours de réalisation sous le règne de Mahmud II, devaient prendre un caractère plus systématique avec la proclamation en 1839 par le Sultan Abdülmecid de l’Edit du Tanzimat, résultat des initiatives de Mustafa Resid Pacha. Dans ce cadre, commença la modernisation dans tous les domaines de la période dite du Tanzimat et , en vue de prendre exemple sur les institutions occidentales, se créèrent dans l’Empire Ottoman de nouveaux établissements. Deux hommes marquèrent de leur empreinte la période du Tanzimat et jouèrent un rôle prépondérant dans la création de Mekteb-i Sultani :
Ali et Fuad Pacha.
Leur conception de l’enseignement moderne doit être rappelée ici :
ainsi Ali pacha écrit : « Il est absolument nécessaire pour amener notre nation au niveau souhaité d’enseignement et de connaissances de dépenser efforts, travail et argent. Si cela ne se réalise pas, nous disparaîtrons sans pouvoir résister, et quoi que nous fassions, si même nous élevions autour de nous la muraille de Chine, les peuples instruits nous dépasseront et avec le temps nous dépouilleront. Dirons-nous : instruisons notre peuple, et jusqu’à ce que cela se produise, continuons avec nos coutumes actuelles et n’ouvrons pas entièrement les portes de nos emplois et de notre prospérité aux nations chrétiennes ? Cela est impossible. Les dangers sont pressants et demandent des initiatives qu’on ne peut repousser.
Pour cette raison adoptons ensemble les mesures énoncées ci-dessus, ouvrons la voie nécessaire à l’enseignement général, que l’Etat en fasse son premier principe, et que dans ce but, à l’unisson et rapidement nous travaillions sans relâche à la réalisation de cette tâche, sans nous embarrasser de soucis pécuniaires »
Fuad Pacha également, dépositaire des mêmes principes, souligne les points suivants : « un nouveau problème se pose dont nous ne pouvons mesurer l’importance : « l’enseignement public » représente le principe unique du changement social et la source inépuisable de sa grandeur matérielle et spirituelle. L’armée, la flotte, l’administration de l’Etat, dépendent du même problème. Sans jeter la base de ce principe, je ne pense pas qu’on pourra gagner par la suite en puissance ni en indépendance, je ne vois ni gouvernement, ni avenir. En dépit des lumières de notre religion, de la voie qu’elle nous trace, pour plusieurs raisons nous sommes restés en arrière dans le domaine de l’éducation générale. La ressource de nos innombrables medreses, que nous avons arrêtés après les avoir utilisés sans profit, nous fournit la base nécessaire pour la création réglementée d’une éducation nationale. »
Les citations ci-dessus sont la preuve évidente de l’importance que les hommes du Tanzimat reconnaissent à l’éducation. Dans cette même période, les hommes d’Etat dont nous parlons développent un principe de l’Etat Ottoman. Selon ce principe, qui gagne en importance à l’époque, il dépend de l’Etat Ottoman de représenter les différentes nationalités en son sein, de les unir, et d’en faire un seul corps, la nation ottomane. Dans cette optique, les populations musulmane et non musulmane jouiront des mêmes doits politiques, seront chargées des mêmes tâches, et ainsi naîtra entre elles l’égalité. Dans le cadre de cette égalité, ces populations, en dépit de leurs divergences de religion et d’opinion, se souderont, et à l’intérieur de cette même identité ottomane, l’Etat pourra sauvegarder son unité.
En relation avec cette unité ottomane, Fuad Pacha ajoute ces paroles pour en souligner l’importance :
« quant à nos affaires intérieures, tous nos efforts doivent être orientés vers ce but unique : faire que s’unissent les populations différentes du pays. Si cette union ne se produit pas, à mon avis il est impossible que l’Empire Ottoman perdure. A partir de maintenant, ce grand pays ne pourra être le pays des Grecs, des Slaves, le pays d’une seule religion ou d’une seule nation. Ce n’est que parce qu’il a réuni les populations orientales dans une unité fraternelle et sincère que l’Empire d’Orient a pu perdurer. »
D’une part les belles pensées énoncées en faveur de l’éducation, et d’autre part le principe ottoman de l’unité de la nation, dont on voit grandir l’importance, seront les moteurs de cette période qui amènera la fondation d’un établissement d’éducation tel Mekteb-i Sultani. En même temps, un ensemble d’autres valeurs ne doit pas non plus être négligé. Dans cette même période, se faisait sentir encore davantage le besoin d’établissements d’éducation qui puissent prendre place entre les écoles primaires et l’enseignement supérieur. D’autre part, se faisait sentir également le besoin d’hommes d’Etat utiles pour les contacts avec l’Occident, connaissant bien les langues et la culture occidentale, et c’est ainsi que la nécessité d’un établissement d’enseignement de qualité vint à l’ordre du jour.
Avec l’apparition des questions que nous venons d’évoquer, la création dans l’Empire Ottoman d’un établissement d’enseignement moderne parut inévitable. Pour cette raison, les développements suivants visèrent à la création d’un établissement d’enseignement secondaire. A la suite de leur entretien du 15 mars 1867 avec l’Ambassadeur de France, M. Bourré, le Grand Vizir Ali Pacha et le Ministre des Affaires étrangères Fuad Pacha, convinrent de la création d’un lycée selon le système français, dont ils tracèrent le programme d’enseignement et où coexisteraient élèves musulman et chrétiens. Le 16 mars, l’Ambassadeur Ottoman à Paris, Cemil Pacha eut un entretien avec Victor Duruy, le Ministre français de l’Education. Au cours de cette entrevue, Victor Duruy assura qu’il ferait tout en son pouvoir pour l’ouverture d’un tel établissement en Turquie. Il ajouta que du point de vue du commerce, de la politique, de l’industrie, la France avait besoin de la Turquie, que dans cette perspective il souhaitait une Turquie forte, et qu’il était prêt à fournir toute l’aide possible.
Ainsi furent faits les premiers pas en vue de la création de Mekteb-i Sultani. Mais le nom du futur établissement n’était pas encore fixé. C’est alors que le Sultan Abdülaziz, fit en juillet et août de la même année un voyage en Europe qui le conduisit à Paris, Londres et Vienne. Passablement impressionné par ce qu’il vit en Europe, à son retour le Sultan, dans un discours visant les administrateurs de l’Etat, déclara qu’il était dorénavant nécessaire de mettre ses efforts au service du développement du pays, que pour cela il fallait faire progresser l’enseignement, étendre les moyens de communication, organiser au mieux les forces terrestres et maritimes, définir les activités propres à développer l’économie, et enfin qu’il était du devoir tous d’ effectuer les tâches qui leur incombaient.
Nous pouvons avancer que ces idées du Sultan Abdülaziz furent un facteur déterminant dans l’accélération de la création de l’Ecole. En effet, les travaux en vue de l’ouverture s’accélérèrent et le sujet parvint à la presse. En date du 11 octobre 1867 le journal français La Presse annonça l’ouverture prochaine de l’école en insistant sur les points suivants : « Un projet dont l’importance est reconnue par tous va voir le jour à Istanbul. Une excellente école, égale des nôtres, va se créer et son enseignement sera dispensé ici. Cet enseignement, dont la Turquie a besoin, sera au-delà même de celui de nos écoles. Un lieu spécial à Galata est prévu pour l’école, où seront affectés des enseignants dotés des meilleures connaissances. Jusqu’à présent de pareilles écoles ont été instituées à Istanbul, en Syrie et au Liban. Mais cette fois-ci l’école sera construite par le gouvernement turc , les dépenses seront couvertes par le Trésor et le programme sera conforme à celui des écoles françaises. Il y sera enseigné outre la langue française et les langues anciennes, les sciences naturelles, la philosophie, les mathématiques, l’histoire, la géographie, l’économie et le droit. Les jeunes gens de cette école seront formés pour remplir des fonctions au sein de l’administration, intérieure et extérieure, et des forces terrestres et maritimes. Ceci signifie réunir dans une seule quelques unes de nos écoles. »
En même temps qu’était annoncée à l’opinion publique la création d’un tel lycée, les préparatifs officiels poursuivaient leur cours. A ce propos, une note envoyée le 12 décembre du Grand Vizirat au Palais exposait l’affaire en ces termes : « Il y aura un très grand avantage à ce que le savoir et les sciences, enseignés jusqu’ici dans des écoles aux systèmes différents, soient réunis dans le même lieu, afin que les nouvelles réformes assurent les progrès qu’elles promettent ; à cet effet, une grande école sera ouverte où seront enseignées les connaissances nécessaires. Il a donc été jugé bon qu’un lycée d’excellence, bien organisé, soit créé à Istanbul. Pour cette école des professeurs seront amenés de France. En outre, Le bâtiment de Galatasaray, où fonctionne actuellement l’Ecole de Médecine militaire, est le lieu tout indiqué pour cette école. En conséquence,, ce bâtiment sera également affecté à cette nouvelle école. »
Après les préparatifs nécessaires, vint l’ouverture officielle de l’école. Dans ce but, une note du 14 avril 1868, envoyée du Grand Vizirat au Palais, expliquait les motifs de la création du Lycée, en même temps qu’elle lui donnait son nom : Mekteb-i Sultani ( Ecole Impériale) Cette note apportait les précisions suivantes sur la fondation de Mekteb-i Sultani :
« Dans chaque pays, le savoir et l’éducation sont la base essentielle de la civilisation et de la prospérité ; c’est pourquoi depuis un certain temps les efforts fournis par l’Etat ont commencé à produire leurs fruits. Que ce soit à Istanbul ou en province, la création d’écoles primaires et secondaires a étendu le service de l’enseignement. Dans les écoles secondaires est enseignée la base des sciences nécessaires l’une à l’autre et de cette façon l’on s’efforce de répandre l’instruction. Corrélativement, dans le but de pourvoir aux différents emplois de l’Etat et de compléter l’enseignement spécialisé des hautes écoles , Sa Majesté a délivré un firman qui décrète la création, dans le bâtiment de Galata Saray, d’une école secondaire au niveau des plus grandes écoles d’Europe, où seront instruits les élèves de toutes les classes des différentes populations, recrutés en fonction de leurs capacités. Un règlement spécial a été édicté pour la création de cette école. Il est nécessaire que ce règlement soit publié dès à présent pour permettre l’inscription aux familles qui le souhaitent. Il a été jugé bon de donner à cette école le nom de Mekteb-i Sultani. Un poste de préfet des études en second étant nécessaire, Ismail Bey, préfet des études du Lycée Militaire, a été jugé apte à remplir ce poste par sa connaissance de la langue, ses compétences, son mérite. » Les articles de cette note du Grand Vizirat ont été approuvés par le Sultan Abülaziz le 15 avril 1868 et par là, la création de Mekteb-i Sulatnai a reçu son caractère officiel.
Les préparatifs pour le début de l’enseignement
L’éducation que dispenserait Mekteb – i Sultani devait être au niveau de celle dispensée par les grandes écoles importantes de l’Europe. Par ailleurs, pour assurer l’égalité, l’Etat prendrait en charge les frais des élèves dont les familles avaient des revenus insuffisants
Selon son règlement, Mekteb –i Sultani était être un établissement destiné à remplir le vide entre l’école primaire et l’enseignement supérieur. L’élève qui le souhaitait, une fois diplômé, pouvait remplir une fonction dans les services administratifs de l’Etat. Le but de cet article du règlement était de fournir à l’Etat, qui en avait un grand besoin, des éléments de qualité, connaissant les langues, et excellemment formés. Les élèves diplômés pouvaient, s’ils le souhaitaient, continuer leurs études dans l’enseignement supérieur. Une caractéristique intéressante de l’école était que les élèves musulmans et non musulmans puissent étudier ensemble comme internes sous le même toit. A cette période, ceci était considéré dans beaucoup de milieux comme impossible. Mais les hommes d’Etat du Tanzimat avaient posé comme principe de l’Empire Ottoman l’égalité entre sujets musulmans et chrétiens. Son application dans Mekteb –i Sultani était un essai pour l’introduction du principe de la nationalité ottomane. Les administrateurs de l’Etat étaient convaincus de la réussite de cette entreprise.
Par principe, le programme d’études de Mekteb –i Sultani devait être en français. Toutefois, certains cours paraissaient en turc. De la même façon que le directeur et une partie des enseignants étaient Français, le préfet des études, avec le titre de vice-directeur, devait être nommé par la France. Cette nomination avait été antérieure et par une convention en date du 25 mars 1868, Alfred Lavistal fut nommé vice-directeur Quant à la méthode d’enseignement, elle était définie en ces termes : « Mekteb-i Sultani, qui donnera les compétences nécessaires pour servir l’Etat dans toutes les fonctions et procurera les connaissances dignes d’une haute école, a été ouverte dans le but de dispenser une éducation au niveau des lycées européens et, dans un programme conforme aux écoles françaises, offrira un enseignement de niveau égal en turc et en français. »
Les réactions à la création de Mekteb- i Sultani
Les préparatifs pour la création effective de Mekteb-i Sultani, annoncée en mars 1867, durèrent près d’une année. La décision avait été rendue officielle en avril 1868 et les préparatifs en vue de l’enseignement se prolongèrent jusqu’au mois de septembre. L’école, pensée d’une part comme devant être au niveau des plus grands lycées européens, et d’autre part, comme devant accueillir côte à côte des élèves musulmans et non musulmans, depuis le premier moment devint l’objet d’attention de l’opinion publique nationale et étrangère. En effet, les premières nouvelles concernant la création à venir de l’école furent publiées le 11 octobre 1867 dans le journal Istanbul. Le journal français La Presse, reprenant la nouvelle, écrivit qu’une école excellente, de niveau égal aux écoles françaises allait ouvrir à Istanbul. A nouveau, dans son édition du 8 février 1868, le journal Istanbul communiqua que l’école de Galatasaray, comprenant moitié d’élèves musulmans et moitié d’élèves non musulmans, allait ouvrir et que les cours commenceraient prochainement. Dans son numéro du 3 mars 1868, Le Levant Herald,édité à Istanbul, reprit sous le titre « Le Lycée de Galatasaray » une nouvelle du Journal d’Odessa. Il était dit dans cet article qu’un lycée, pour la création duquel des efforts au niveau international avaient été dépensés depuis un an, serait créé dans le quartier de Beyoğlu, que le bâtiment de Galata Saray lui serait attribué, et qu’en dépit des critiques et des oppositions aussi bien turques que chrétiennes, les préparatifs étaient arrivés à bonne fin. Le journal, sans désavouer les travaux effectués dans ce but, ne croyait pas que ce lycée aurait une longue vie. Car sa naissance était liée à des conditions qui lui étaient propres. Il était difficile de croire qu’on pourrait y établir un système d’enseignement étranger. Selon le journal, il apparaissait que Monsieur Bourré, tout en connaissant bien l’Orient qu’il avait pratiqué pendant de longues années, n’avait pas choisi la voie la plus courte pour atteindre ses idéaux. En effet, les structures politiques et sociales des sociétés orientales peuvent connaître des changements.
En rapportant le point de vue exprimé dans la publication du Journal d’Odessa, le Levant Herald se faisait l’écho de la position russe vis-à-vis de Mekteb-i Sultani. Avec le motif que cette école accroîtrait l’influence de la France dans l’Empire Ottoman, la Russie s’opposait à cette création. C’est pourquoi son opposition à cet établissement se poursuivrait de différentes façons.
Contre cette attitude d’opposition du Levant Herald, dans son ensemble la presse ottomane locale prenait partie pour Mekteb –i Sultani. Par exemple, dans son édition du 5 mai 1868, le journal Istanbul dans un article à ce propos insistait sur les points suivants . « Chaque nation progresse, chaque nation veut s’enrichir, nous, pourquoi restons-nous ainsi ? Ceux qui nous entourent s’efforcent sans cesse de nous dépasser. Nous, pourquoi choisissons-nous de reculer de jour en jour ?Nous employons de l’argent au-delà du nécessaire pour les dépenses de nos enfants. Pourquoi regardons-nous à la dépense pour l’éducation ?Pour notre plaisir et nos divertissements nous dépensons à tort et à travers. Pour quelle raison ne nous résolvons-nous pas à dépenser dix sous pour un livre, ou, au moins, quarante centimes pour acheter un journal ?Avec cette attitude comment pensons-nous progresser ?Avec cette attitude, nous ne resterons pas même là où nous sommes. Et maintenant, si l’on s’entend contre le règlement édicté pour Mebtek –i Sultani, cette école ne peut devenir une école d’excellence bien ordonnée. Maintenant, cessons ces bavardages creux. Voyons combien de personnes y donneront leurs enfants ? Une école est là. Une école régulière. Une école semblable aux écoles d’Europe. Envoyons- y nos enfants et ne regardons pas à la dépense. Les enfants que nous y élèverons maintenant seront notre salut. Quand ils en sortiront combien d’écoles ne créeront-ils pas pour nous ! »
Mekteb –i Sultani est accueillie favorablement par la presse turque locale. En revanche, les personnalités connues pour leur opposition aux administrateurs du Tanzimat et celles généralement en activité à l’étranger et liées au Groupe des Jeunes Ottomans, comme Ali Suavi ou Namık Kemal, se trouvent dans l’opposition à l’école. Ali Suavi, lequel par ailleurs sera plus tard directeur de l’école, dans un article du 20 mai 1868 du journal Muhbir qu’il publie à Londres, à une époque où les journaux européens soulignent la montée de l’influence frnaçaise à Istanbul, prétend que l’ouverture du Lycée de Galatasaray accroitra cette influence et déclare : « Bâbıâli ( la Sublime Porte) a fait une école. Là il a été posé comme condition que l’éducation serait seulement en français et cette école a été placée sous le contrôle de l’ambassadeur de France. Voyant cela les Grecs également ont voulu ouvrir à Istanbul et dans d’autres régions du pays des écoles où l’enseignement se ferait en langue grecque. Plus tard la Russie a voulu une telle école en langue russe.. Le gouvernement a répondu à la Russie : « Le but poursuivi pour l’établissement d’une telle école en langue française est l’enseignement » à quoi l’ambassadeur russe a répliqué « en droit oriental le principe est que toutes les nations sont égales et le privilège donné à l’une d’elles n’exclut pas les autres. Vous avez ouvert une école ottomane pour la langue française, et l’avez mise sous le contrôle des Français. Par là vous avez choisi de favoriser en Orient l’influence de la France par-dessus les autres pays. Par conséquent nous avons tous le droit de réclamer le même privilège. » A côté d’Ali Suavi, Namık Kemal et Ziya Pacha, éditeurs du Journal Hürriyet, organe à Londres de l’Union des jeunes Ottomans, dirigèrent de virulentes critiques contre le fait que Mekteb –i Sultani soit sous influence française. Dans ce cadre, un article du journal défendait la thèse d’un universitaire européen à propos de Mekteb i-Sultani : « Pour faire progresser votre civilisation et atteindre la prospérité, vous n’avez nul besoin d’une grande flotte, ni d’une armée nombreuse, ni de remplir avec des professeurs français une école à Galata Saray. Songez à organiser vos propres écoles. Quelle utilité y a-t-il à enlever votre enfant turc à un maître enturbanné pour le livrer à un Français à barbiche ? » Un autre article du journal Hürriyet affirmait qu’alors que les écoles publiques de l’Empire Ottoman, l’un des pays les plus importants par sa population et son étendue, ne comptaient que douze ou treize mille élèves, il était inconséquent et étrange de louer Mekteb –i Sultani, créée par le gouvernement sous la contrainte de l’ambassadeur de France, Monsieur Bourré.
L’Univers, journal publié en Belgique, exprima aussi son jugement en la matière. Reprenant un article du Levant Herald, il écrivait que Mekteb –i Sultani avait été ouverte à la suite des efforts de l’ambassadeur français, qu’on ne pouvait nourrir aucun soupçon sur la bonne foi des fondateurs, et qu’on espérait que l’établissement donne de bons résultats au peuple ottoman. Avec ces propos, le journal émettait l’idée que le nouveau lycée ne pourrait répondre entièrement à ce qu’on s’en promettait. Selon le journal, les groupes chrétiens de l’Empire ne peuvent trouver dans le programme des cours leur place linguistique et culturelle. Si les fondateurs de l’établissement souhaitaient que se crée une union étroite entre les Turcs et les non musulmans, la condition première était que les familles non musulmanes envoient leurs enfants au Lycée. Mais, comme dans le programme des cours rien n’était dirigé à leur intention, il était naturel que les familles chrétiennes ne fussent pas pressées d’y inscrire leurs enfants. En outre, si l’on tient compte que le but principal du Lycée de Galatasaray était de former des administrateurs turcs de qualité, on ne pouvait nier l’utilité qu’il y avait pour les élèves d’apprendre les langues des nombreux groupes chrétiens du pays. En conclusion, le journal déclarait qu’il fallait admettre à la base de ce programme une sorte de défaut qui empêcherait la réussite du Lycée de Galatasaray.
Le journal L’Union critique également le programme des cours. Selon cet article, le programme ne donne pas à la langue grecque la même importance qu’au cours de religion. Les élèves sont emmenés obligatoirement à la mosquée, la synagogue, l’église. Ainsi, le vendredi, le samedi et le dimanche sont consacrés à la religion ou aux offices religieux, quant aux autres jours de la semaine, si l’on veut, ils peuvent l’être à la philosophie, au doute, à l’athéisme. Les jours religieux, les élèves entendent dire que Dieu a créé l’homme, les autres jours ils peuvent entendre leurs professeurs leur enseigner que l’homme descend du singe. Les jours de prière, chacun pense que sa propre religion est la meilleure, les autres jours qu’il n’y a pas une seule vérité, et que dans le domaine de la croyance la meilleure chose est de ne pas croire. La chose étrange est que le désaccord entre les races joue là un rôle important et que dans un pays où le rite religieux est vu comme une manifestation de nationalisme, a prévalu tout spécialement l’idée d’un lycée mixte. Si Monsieur Duruy, qui veut étendre sa célébrité jusqu’aux rives du Bosphore, avait voulu apporter là quelque chose dans le domaine de l’éducation, il aurait laissé chacun libre de ses rites, et aurait créé à Galata un lycée français et catholique où seraient venus Turcs, Grecs et toutes les autres communautés de l’Empire. En Orient, aux yeux du peuple la France et la foi catholique sont comme une même chose. Un lycée français créé à Galatasaray, dépendant du Pape, comprenant une petite église, dispensant des cours de religion, ne serait du côté ni des Grecs, ni des Juifs, ni des Turcs.
Dans son commentaire sur la création de Mekteb-i Sultani, le journal La Turquie, paraissant à Istanbul, écrivait que si le peuple et le gouvernement turcs avaient nourri un quelconque doute à propos du progrès de l’enseignement dans le pays, la création du Lycée de Galatasaray, avec tous les efforts qui l’avaient accompagnée, devait entièrement lever tous les doutes. Le journal ajoutait : « ceux qui espèrent laisser les Turcs en dehors de notre temps, pensant que l’administration et la politique sont sans lumières, doivent être travaillés par le doute, parce que la création de Mekteb-i Sultani a fait trouver à l’ « homme malade » son élixir de longue vie. » Par ces propos sont mis en lumière l’importance et la valeur de Mekteb-i Sultani.
Dans le journal Istanbul, un article sous la plume de Hayrettin rassemble toutes les réponses aux critiques adressées à Mekteb-i Sultani ; l’article aborde les points suivants :
« A propos de Mekteb-i Sultani, quant aux rumeurs mauvaises provenant essentiellement de source étrangère, on voit qu’on a essayé de faire naître dans la population musulmane un sentiment d’aversion. Comme si, avec l’acquisition des idées françaises, la religion et les coutumes des musulmans allaient disparaître, les étrangers formés par cette école s’empareraient du gouvernement de l’Etat , qu’enfin la Turquie ne resterait plus aux Turcs, et toutes sortes de rumeurs semblables ; la vérité est diamétralement opposée à ces accusations.
La vérité est celle-ci : aujourd’hui notre pays est dans l’obligation de faire venir de pays étrangers des ingénieurs, des fonctionnaires des finances, des industriels, des professeurs. La population ne disposant pas des moyens pour juger de leurs compétences et de leur adresse, la qualité de leur travail est liée uniquement à leur bon vouloir. Alors qu’avec le développement de Mekteb-i Sultani, dans quelques années le gouvernement n’aura plus besoin d’amener des éléments de l’étranger. Car les élèves formés dans cette école, dans les fonctions qui leur seront attribuées, pourront contrôler si les employés venus de l’étranger chez nous réussissent bien dans leur travail. Ainsi ces hommes ne pourront plus nous tromper, et la Turquie perdra la réputation d’être le lieu où s’abrite une troupe d’ignorants et de charlatans. La situation étant telle, une partie des musulmans peut être pris d’inquiétude à la pensée que le sentiment religieux de leurs enfants puisse en souffrir. Mais cette inquiétude n’a pas lieu d’être ; les enfants musulmans sont partout en relation avec les enfants des Chrétiens, des Juifs et des Francs-Maçons ; c’est pourquoi le fait de vivre ensemble dans l’école ne peut jamais véhiculer une mauvaise influence. Quoi qu’il en soit, c’est se trouver en contact dans des endroits comme les débits de boisson, les salles de jeu qui fait naître des conséquences néfastes. N’oublions pas que pour leurs études nous avons envoyé nos enfants jusqu’en Europe, loin de nos yeux et de notre contrôle. Par contre, dans Mekteb-i Sultani nos enfants seront toujours sous notre surveillance. Si nous avons des doutes sur les cours qu’ils suivent, nous pouvons toujours le faire savoir. La science et les connaissances des Européens ne portent aucun danger pour notre religion. Ne l’oublions pas, l’Islam n’a rien à craindre des lumières de la science et de l’instruction. »
Comme on le voit, même encore dans les préparatifs de sa création, soit à l’intérieur du pays, soit encore en Europe, Mekteb –i Sultani concentra beaucoup de réactions, positives ou négatives. Un tel intérêt des Européens pour une école ouverte en Turquie montre bien combien à toutes les phases de sa création, le Lycée de Galatasaray promettait d’être un établissement d’importance capitale.
Dans la période où s’activaient les préparatifs pour sa création, les critiques les plus virulentes vinrent de la communauté grecque, critiquant la place réduite donnée à la langue grecque dans le programme des cours, et du Pape, interdisant aux élèves catholiques d’entrer à Mekteb-i Sultani
En réponse à la réaction des Grecs mécontents que la langue grecque ne soit pas obligatoire, le Patriarche orthodoxe interdit aux enfants des familles grecques l’inscription au Lycée.
Une réaction à Mekteb –i Sultani et à son système d’éducation vint également du Pape. Avant même l’ouverture de l’école, le Pape avait interdit aux familles catholiques d’inscrire leurs enfants à l’école, déclarant qu’elles seraient privées de la protection de l’église dans le cas contraire. Selon les paroles du directeur, M. de Salve : « le Pape, en groupant autour des catholiques les tenants de toutes les autres religions du pays et montrant à tous la même protection, a sauvegardé ainsi le soutien à l’établissement. » Le Pape craignait la mauvaise influence du contact avec des races différentes sur la moralité des enfants catholiques, dont la bonne éducation pourrait se gâter. Le Pape renouvela son interdiction et la fit connaître à l’opinion publique par la presse. Selon Engelhardt, auteur du livre Türkiye ve Tanzimat, l’attitude du pape procédait d’un sectarisme visant à interdire aux ressortissants turcs de s’investir dans les services de l’Etat. En même temps, cette interdiction constituait un paradoxe avec l’attitude libérale du gouvernement turc qui assurait aux ressortissants catholiques l’enseignement à l’école.
Le Journal Istanbul, en transmettant cette information, critiquait soit le Pape, soit les Grecs, de s’abstenir d’envoyer les enfants à Mekteb –i Sultani et ajoutait ces paroles . « Voici que les deux branches , entendons les deux chefs spirituels, de la communauté chrétienne, laquelle prétend détenir la civilisation, s’opposent à l’ouverture d’une école qui vise à la diffusion de la culture et de la science. Et maintenant de quel côté est le fanatisme ? Du côté de l’Islam ? Du côté des chrétiens ? Que l’on en juge en conscience ! Sans aucun doute du côté des chrétiens »
Il était impensable que la France, qui donnait tant d’importance à Mekteb –i Sultani, consente que l’école, à peine ouverte, puisse être mise en danger. En fait, à la suite des démarches faites auprès de la papauté, l’interdiction aux élèves catholiques fur levée.
L’ouverture de Mekteb-i Sultani
En dépit des difficultés du début et des critiques manifestées, Mekteb-i Sultani ouvrit le 1er septembre 1868 avec 341 élèves. Leur répartition en fonction de la religion est la suivante :
Musulmans 147
Arméniens Grégoriens 48
Grecs 36
Juifs 34
Bulgares 34
Catholiques latins 23
Arméniens catholiques 19
Le nombre d’élèves ne cessa d’augmenter après l’ouverture. Dix jours après, ce nombre atteignait 371. Un mois plus tard, 430 élèves suivaient cet enseignement. Après ces débuts, Mekteb-i Sultani connut une accélération continue, et, soit dans la période ottomane, soit dans la période républicaine, s’affirma sans interruption comme l’un des établissements d’enseignement les plus importants du pays.
En guise de conclusion
En particulier, avec l’adjonction d’éducateurs venus de France et l’attitude tolérante des administrateurs, Mekteb –i Sultani se développa dans un relatif climat de liberté. Pour cette raison, dans une période où dans le pays beaucoup de sujets n’étaient pas abordés, à l’école les problèmes philosophiques et politiques étaient ouvertement discutés. On peut affirmer que cette situation a ouvert de nouveaux horizons aux élèves et leur a permis de considérer les événements sous un grand angle et sans préjugés. Dans un tel milieu, chaque élève a pu manifester et développer complètement ses propres aptitudes. De la science à l’art, de la politique étrangère à l’économie, en résumé le nombre important de diplômés de Galatasaray qui ont marqué de leur réussite chaque stade de la vie de la société montre combien l’école a offert aux élèves la possibilité de développer leurs talents et de faire ainsi progresser l’être humain.
En jugeant l’apport de l’Ecole Impériale de Galatasaray, un point important est à souligner : Galatasaray ne doit pas être confondu avec les écoles de mission. L’école Impériale est très différente des écoles étrangères, et il ne faut pas exagérer l’importance de la France dans sa fondation. Les initiatives en vue de la création de Mekteb –i Sultani sont le fait des hommes d’Etat ottomans. Par principe, selon la conception de l’enseignement qu’avait le Tanzimat, et, partant, sa propension à ouvrir des écoles modernes sur le modèle occidental, il était naturel que l’initiative vienne des Ottomans. En fait, le développement d’un enseignement moderne dans le pays et la formation dans l’enseignement supérieur d’étudiants de qualité, rendaient pressant le besoin d’écoles de ce genre. C’est pourquoi des tentatives avaient été faites pour combler ce besoin. Ainsi, précédemment une école avait été ouverte à Paris, sous le nom de Mekteb –i Osmani ( Ecole Ottomane) dans le but de former des éléments de qualité aptes à remplir des fonctions de l’Etat. Mais les frais excessifs de cette école poussèrent à la création nécessaire d’une école sur le même modèle, mais à l’intérieur du pays, Mekteb –i Sultani. L’opinion contraire, c’est-à dire l’affirmation que Mekteb –i Sultani fut ouverte sur la contrainte de la France, est une injustice faite à ceux qui ont tant dépensé d’efforts dans ce but, en premier lieu le Sultan Abdülaziz, et à sa suite le Grand Vizir Ali Pacha, le Ministre des Affaires étrangères Fuat Pacha et le Ministre de l’Education Safvet Pacha. Dès son début, Mekteb –i Sultani fut fondée comme une institution nationale d’éducation et le resta. L’ajout de la France fut en quelque sorte l’adoption de son système d’enseignement, et, outre cela, l’aide fournie par les cadres enseignants français. Hormis cela, il faut savoir que la France n’a apporté aucune aide matérielle. L’Etat Ottoman a pourvu à tous les frais nécessaires y compris les traitements des enseignants turcs et étrangers. Il est également nécessaire de rappeler ce point : même si c’est le modèle d’enseignement français qui a été adopté, le programme a été complété par tout ce qui était nécessaire à la formation d’éléments dont l’Etat Ottoman ressentait le besoin. De ce point de vue, quand on évalue la fonction de Mekteb –i Sultani dans l’histoire de l’enseignement turc, on doit souligner que ce qu’on a y appliqué n’est pas une imitation de l’occident. Mekteb –i Sultani, comme modèle d’enseignement, réalise une synthèse entre l’Orient et l’Occident, ce qui a lui permis, à partir de là, d’atteindre des valeurs universelles.
Vahdettin Engin
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